Octobre 2201, Citadelle. La date changeait, mais pas le lieu, et Adrien arpentait des chemins mille fois empruntés auparavant. Sur les bords du lac du Présidium, le Lieutenant était en pleine séance d’introspection. Sans compter les dernières missions à son actif, de nombreux changements avaient eu lieu dans sa vie personnelle ces derniers mois. Le point d’orgue avait bien sûr été sa séparation avec Ravilla, quelques mois plus tôt. Une relation qui n’avait aboutie à rien, malgré les efforts d’Adrien. Sur les bancs du bord de l’eau, il repensait donc à tout ça.

Décidant que contempler le passé ne servirait à rien, Adrien se leva et repartit dans l’optique d’errer un peu dans la Citadelle. Après tout, il n’y avait pas de raison de ne pas profiter de ses congés temporaires. Naviguant rapidement dans la foule hétéroclite d’habitants et de touristes, dans laquelle il se mêlait parfaitement avec ses habits civils, il se retrouva rapidement dans les secteurs, où l’animation était plus vivifiante. Le SSC veillait toujours sur ce petit monde, mais les lieux étaient beaucoup moins guindés que le Présidium et ses diplomates et autres ambassadeurs. Profitant de cette nouvelle atmosphère, Adrien s’arrêta un instant pour décider de la suite des événements.

Son choix se porta sur un bar non loin, nommé L’Illiade. La musique parvint à ses oreilles lorsque deux Galariens entrèrent dans l’établissement, et Adrien décida de les suivre. Après tout, il ne connaissait rien de mieux qu’un verre pour se vider l’esprit. Empruntant le même chemin que les deux aliens, il pénétra dans le bar à son tour, laissant derrière lui le bruit des secteurs pour celui de la musique.

L’établissement n’avait rien d’exceptionnel pour se distinguer de ses nombreux concurrents. Une piste de danse occupait un coin de la pièce, tandis que de nombreuses tables avec deux à quatre chaises faisaient face au bar. Un sourcil levé, Adrien regarda un duo de Krogan se rendre sur la piste de danse et commencer à se déhancher. Un spectacle qui valait le coup d’œil, et plusieurs danseurs s’arrêtèrent pour observer, et pour éviter de se faire bousculer par un Krogan un peu trop enthousiaste.

Se détachant du spectacle, Adrien se dirigea vers le bar, évitant les quelques chaises sur son passage. Il avait repéré une table un peu à l’écart, d’où il pourrait observer le va et viens des danseurs et consommateurs sans être dérangé. Mais avant cela, autant justifier sa présence en allant commander. Laissant terminer l’Humaine devant lui, il paya ensuite auprès de la serveuse Asari pour un Temple de Théssia, sa boisson habituelle.

Sa boisson récupéré, Adrien se dirigea vers la table précédemment repérée. Zigzagant entre les tables, son verre à la main, il s’excusait des personnes qu’il dérangeait. Quelques mètres avant son objectif, alors qu’il se faufilait entre deux chaises, l’un des Krogans danseur revenait de la piste et le bouscula. Le coude d’Adrien se prit celui du Krogan de plein fouet, provocant un réflexe malheureux : celui de faire sursauter son bras. Le verre qu’il tenait à la main se renversa en partie sur la personne qu’il contournait, une Humaine aux cheveux châtain. Le Krogan ne semblait pas s’être rendu compte de l’accident puisqu’il continua son chemin, tandis qu’Adrien contemplait son œuvre.

« Et merde ! Désolé, désolé ! » Adrien attrapa une serviette sur la table pour essuyer l’épaule de l’Humaine. « On m’a bousculé et… Tout va bien ? » Il releva la tête vers le compagnon de l’Humaine, un Humain aussi. « Je vous paye un verre pour me faire pardonner ? Sauf si vous avez autre chose de prévu… Dans tout les cas je tiens à m’excuser. »

- « Vous, votre équipage et votre appareil allez être réaffectés, préparez-les à la transition qui s’annonce. »

Voilà les quelques mots qui mirent un terme à l’entretien matinal par holocom d’Alec avec l’Amirauté basée à Vancouver. Les évènements semblaient se bousculer à une vitesse alarmante sur la scène galactique, les mauvaises nouvelles ne faisant que s’accumuler dans les médias comme dans les milieux plus officieux. Le dernier en date, l’attentat du quartier diplomatique de Thessia perpétré un mois plus tôt, n’arrangeait pas la donne, bien au contraire. Depuis des semaines, les pressions se faisaient de plus en plus fortes sur les autorités des divers gouvernements souverains, en même temps que montaient les contestations au sein du public. Sans doute était-ce cet assemblage complexe de multiples facteurs qui convainquirent les supérieurs d’Alec d’avancer le calendrier des déploiements de certaines unités. Faisant suite à l’initiative concilienne de l’été précédent, plusieurs vaisseaux se verraient détachés pour une durée encore inconnue du service de leur flotte afin de rejoindre ce groupe en construction. Sous mandat et autorité concilienne, ces éléments se verraient alors envoyés sur des missions bien particulières en vue de traquer les responsables des récentes atrocités. Du moins était-ce ainsi que l’on avait présenté la chose à l’officier supérieur de la frégate de classe Fantôme amarrée au quai M-28 de la Citadelle.

Entre deux rapports à boucler avant la fin de journée pour envoi au QG, le Lieutenant-Commandant se demandait ce que cela pourrait bien changer dans l’immédiat. Pour lui comme pour ses hommes, cela signifierait sans doute un besoin du secret encore plus envahissant, de même que des missions aux destinations et durées encore plus incertaines qu’à l’heure actuelle… Permissions moins fréquentes, contacts plus espacés avec d’éventuels proches, risques plus fréquents… Que du bonheur en perspective. Mais après tout, n’avaient-ils pas tous signés pour ça ? Du moins en connaissance de cause ? Assurément. Pourtant, le soldat ne put s’empêcher de se questionner sur l’avenir réservé à son bâtiment et la réaction de son équipage lorsqu’il leur annoncerait la nouvelle le lendemain.

Ses préoccupations furent momentanément balayées lorsque sonna l’heure de rejoindre son médecin de bord et amie dans un énième bar de la station abritant l’âme de la société concilienne. Ce genre de rendez-vous devenait d’ailleurs de plus en plus fréquent et habituel depuis que la jeune femme avait changée d’affectation, en faisant maintenant un rituel de chaque escale. Fort heureusement pour lui, la blonde entêtée n’était pas encore parvenue à l’attirer sur une piste de danse ou à chanter en public, ce qui relevait du véritable fait d’armes pour Sykes lorsque l’on connait la « force de persuasion » dont pouvait faire preuve la concernée.

Cette dernière avait d’ailleurs fait profil bas ces derniers jours, espaçant ses réponses aux messages et sollicitations de son supérieur et ami proche. Fallait-il y voir un signe révélateur de quelque chose n’allant pas pour elle ? La réponse semblait couler de source… D’habitude, les rôles se trouvaient inversés, le N7 se voyant inondé d’appels et mails l’enjoignant à sortir dans toutes sortes d’endroits pour se changer les idées. Là, Vaylee était plus distante, plus réservée, voire même… solitaire. Le contraire total de l’image de la trentenaire active et pleine d’énergie qu’Alec avait d’elle en somme. Oui, quelque chose clochait, et peut-être pourrait-il aborder la question lors de cette nouvelle sortie que la blonde venait enfin de lui confirmer.

Ou à défaut, peut-être serait-il en mesure de lui changer un peu les idées ? Pour une fois, celles du militaire se trouvaient plutôt enjouée en dehors du boulot – pour une raison encore connue de lui seul -, il était désormais temps de rendre la pareille.


De la psychanalyse… Devrait-il en arriver là pour cerner le comportement de sa collègue durant la soirée ? En apparence, tout semblait tourner comme à la normale, Sara apparaissant toute guillerette et enjouée à l’idée de boire un verre dans un endroit fréquenté de son choix. Quant à savoir s’il ne s’agissait que d’une façade ou non, la tournure que prendrait la soirée y répondrait surement. Alec se laissa donc trainer malgré lui dans l’établissement, prit place à la table choisie par le médecin, puis la laissa filer en direction du bar pour commander de quoi consommer. Elle reviendrait très certainement avec ce qu’il faut pour apprécier l’endroit, Sykes n’ayant aucun doute sur les connaissances de Vaylee vis-à-vis de ses goûts. Cette certitude se concrétisa lorsqu’elle revint quelques minutes plus tard, verres en main, jonglant entre les groupes de fêtards et d’habitués pour arriver saine et sauve à bon port.

Hélas, là où la maladresse légendaire de la jeune femme aurait pu frapper, c’est celle d’un élément extérieur et encore inconnu du duo qui prit la relève. Un évènement salué comme il se doit par la pauvre victime de cette mauvaise surprise, et un N7 réellement enjoué par ce spectacle. Cigare tout juste allumé au bec, il laissa le couple d’infortune se répandre en excuses et politesses d’usage, ne se manifestant que lorsqu’on le présenta à sa place.

- « T’as toujours eu le chic pour faire des rencontres dans les bars. En bien comme en mal. En y réfléchissant, je me demande dans quel registre s’inscrit la nôtre… » lança-t-il un sourire moquer sur les lèvres.

Installé confortablement dans le fond de la banquette qui lui servait d’estrade pour assister à cette scène cocasse, il tirait de grosses taffes sur le havane entre ses doigts, se délectant du ridicule de la situation. Aussi ne fut-il pas étonnant, entre deux cercles de fumées le survolant, de le voir revenir à la charge pour « accabler » un peu plus son amie devant l’étranger tout penaud.

- « Vous en faites pas, au pire ça la dissuadera de s’enfiler trop de verres ce soir. Enfin, si on croit aux miracles… Elle a beau parler de boulet, elle est pas mal dans la catégorie. On se contentait de boire un verre avant un prochain redéploiement, mais je constate que la soirée est déjà arrosée sans même une gorgée dans le gosier. Pour peu que ces deux-là déclenchent une bonne bagarre, et le tableau sera complet. » glissa-t-il en désignant d’un signe de tête le duo improbable de déhanchant sur la piste de danse…

A la surprise d’Adrien, la femme ne s’énerva pas de ce shampoing imprévu. Riant, elle attrapa la serviette pour essuyer les quelques gouttelettes qui tombaient encore de son cuir chevelu. Bon, sa réponse était un peu maladroite, puisqu’elle traitait le Lieutenant de boulet. Cependant, vu les circonstances, il n’avait aucun argument pour la détromper. Il ne releva donc pas, se taisant pour éviter de raconter une connerie en plus de celle qu’il venait de faire. L’Humaine tira une chaise, invitant Adrien à la table, tout en refusant le verre de dédommagement qu’il proposait.

La femme se présenta ainsi que son partenaire : Sara et Alec. Ce dernier portait une veste sur laquelle était brodé le symbole des N7, Adrien supposa donc que ce dernier faisait partie de l’Alliance. Ou qu’il avait acheté cette veste quelque part, mais se balader dans la Citadelle avec un vêtement du genre quand ses connaissances au combat ne sont pas équivalentes au niveau indiqué sur la veste reste le meilleur moyen pour se réveiller à côté d’une poubelle, avec un gros mal de crâne et un œil au beurre noir. Certains quartiers de la station ne valaient pas mieux qu’Oméga.

Le Lieutenant laissa le supposé N7 balancer quelques blagues à la figure de sa compagne en silence. Si il avait eu des doutes jusqu’ici, ils auraient été balayés par la manière dont l’homme s’adressait à la victime de l’attentat au cocktail. La femme brisa d’ailleurs la position de spectateur inconfortable d’Adrien, avec une question parfaitement adaptée à la situation : ‘’Vous venez souvent renverser vos verres sur des inconnus ?’’.

« Pas vraiment, non. Ca m’arrive même assez rarement, mais l’un des deux Krogans m’a bousculé au mauvais moment et… Bon bref je crois que vous connaissez la suite. Mais habituellement c’est pas le genre de conneries que je fais. »

Le N7 profita du silence qui suivit pour enfoncer encore plus la jeune femme qui, de l’avis d’Adrien, n’allait plus tarder à aller se cacher sous la table pour ne plus subir les railleries de son ami. L’homme souhaitait, apparemment, voir une bagarre éclater entre les deux Krogans danseurs et… Qui d’autres ? Sans doute les deux Humains. Ce que le Lieutenant préférait éviter. Au passage, il eu la confirmation de son affiliation à l’Alliance, puisqu’il attendait un déploiement.

« Pour m’a part, j’aimerais autant ne pas avoir à combattre ces deux mastodontes. J’ai de mauvais souvenirs d’affrontements contre des mercenaires, et je voudrais bien éviter d’avoir quelques côtes cassées… Ou alors, je vous laisse vous battre, et j’observe. C’est vous le N7 après tout. »

A nouveau ce silence inconfortable. La blague d’Adrien avait dû tomber à plat. Décidément, il n’y avait qu’involontairement qu’il arrivait à faire rire son public. N’ayant guère d’autres idées, il essaya de relancer la discussion pour éviter que le malaise persiste.

« Et sinon… Vous parliez d’un redéploiement ? De quel genre d’affectation jouit un N7 ? Et vous Sara ? Vous êtes mariée ? Avec Alec, je veux dire. Ou vous travaillez ensemble ? »

Ce qui ne devait au départ être qu’une simple soirée à deux pour tuer le temps avant le départ du lendemain vira donc à la rencontre fortuite. Si Alec n’avait pas spécialement prévu de discuter de tout et de rien avec un inconnu, comme le veut son caractère taciturne, c’est son équipière et amie qui semblait réellement enjouée par cette occasion de rencontrer une nouvelle tête. Trouvait-elle dans cet « évènement » un exécutoire momentané à la mystérieuse raison de son silence de plusieurs jours ? Une question qu’il conviendrait de creuser au fur et à mesure que la soirée défilerait.

Pour le moment, se furent plutôt les réflexions du duo de catastrophes lui servant de camarades de beuverie sur les Krogans se dandinant non loin qui occupèrent le N7 dans l’immédiat. Jeter un regard distrait sur cette scène aussi pitoyable que risible fit d’ailleurs remonter un souvenir au soldat, qui se surprit lui-même à l’exprimer de vive voix.

- « Le dernier auquel je me suis confronté portait une ceinture de grenades comme un trophée. Pratique et divertissant de s’en débarrasser par ce biais. Fait intéressant à savoir, en plus d’être costauds, le Krograns disposent de nombreux organes en plusieurs exemplaires. Je vous laisse imaginer le résultat et l’abondance de projections lorsque vous en faites péter un… » expliqua-t-il posément, un sourire presque dérangeant au coin des lèvres.

De quoi plomber l’ambiance si des verres ne se trouvaient pas à portée de main… Fort heureusement, tel n’était pas le cas, et tandis que la foule se faisait de plus en plus importante au sein de l’établissement, Alec porta de nouveau son attention sur sa table et le contenu du sien. Le levant à hauteur comme pour trinquer, il s’employa à répondre aux questions du maladroit qui aurait pu être une version masculine de Sara tant certaines de ses bourdes correspondaient à cette dernière et faisaient plus que l’amuser.

- « Frégate SSV Midway, classe Fantôme assignée aux opérations spéciales de la Quatrième Flotte. Sur le départ pour une nouvelle mission d’ici quelques jours. » récita-t-il comme une machine, non sans une once de fierté dans le ton.

Conformément à une vieille tradition des équipages et Marines, l’officier vida alors son verre cul-sec en l’honneur de son bâtiment, qui l’avait plutôt bien servi depuis les quelques mois passés à sa tête. En parallèle, la conversation vira sur sa relation avec Sara, question ambiguë à laquelle même lui avait parfois du mal à répondre tant les choses pouvaient se montrer compliquées dans sa vie. Difficile de cerner la jeune femme avec laquelle il échangeait à intervalles réguliers. Depuis qu’elle était devenue le premier visage qu’il avait aperçu en sortant des décombres de Londres, leur relation avait évoluée à différents stade pour en arriver à cette drôle d’entente entre deux caractères si opposés au premier abord.

- « Elle et moi, hein ? J’ai bien essayé il y a quelques années, mais elle m’a rembarré sévèrement. Aujourd’hui suis-je à peine bon à lui servir de garde-fou lorsqu’elle sort boire un verre et à dissuader d’éventuels gêneurs un peu trop intéressés lorsqu’elle n’est pas d’humeur. Le bon pote serviable et protecteur en somme, je lui sers de grand frère de substitution lorsqu’elle est incapable ou plus en état de s’occuper d’elle-même. Ce qui risque d’arriver si elle en descend d’autres comme ça… »

Inconscient du mal-être de la blonde qui deviendrait bientôt rousse, sans doute aurait-il été moins direct et « taquin » sur la question si la concernée avait choisie de lui parler de son problème. En attendant, c’est sur un sujet bien dangereux et explosif qu’il s’aventurait sans vraiment prendre la réelle mesure de ses mots…

HRP:

Adrien était en train de sérieusement se demander où il était tombé. Le duo était très agréable, et n’hésitait pas à l’inclure dans la conversation, mais ils semblaient aussi sérieusement barrés. Certes, Adrien avait eu, encore, la délicatesse d’un Elcor dans un magasin de porcelaine, mais la réponse était au niveau de sa question. Enfin, il ne savait pas vraiment si on pouvait considérer ça comme une réponse. Il s’agissait peut-être d’un moyen de botter en touche. Il n’en savait foutrement rien, et n’allait sûrement pas tenter d’avoir plus d’informations : il avait compris la leçon.

Il se raccrocha donc désespérément au changement de sujet du N7. Un Krogan avec une ceinture de grenade. Bien sûr, il n’aurait pas pu parler d’une Asari peu vêtue, ça aurait été trop beau. Adrien le laissa exposer ses méthodes de… discussions avec les Krogans, à base d’utilisation intelligente de leurs multiples organes en plusieurs exemplaires. Pour sa part, Adrien n’avait pas le temps de se pencher là-dessus : quand un Krogan décidait de venir lui chercher des problèmes, la plupart du temps en mission, il se contentait de l’arroser de balles, sans chercher à faire dans le visuellement agréable.

« Personnellement, le dernier Krogan que j’ai affronté m’a laissé presque mort. Je préférerais donc éviter de recommencer, ce n’était pas la meilleure expérience de ma vie… »

La phrase tomba à plat, personne n’ayant visiblement envie de parler d’expérience de mort imminente. Le chahut du bar se remplissant petit à petit s’éleva un moment au dessus du trio attablé, rendant la conversation impossible. La faute à deux Turiens éméchés qui commençaient à faire des blagues sur les Krogans, blagues peut appréciée par les deux précédents danseurs. Heureusement, l’atmosphère se calma quand les boissons dextro furent livrées et les deux Turiens attablés au loin.

- « Frégate SSV Midway, classe Fantôme assignée aux opérations spéciales de la Quatrième Flotte. Sur le départ pour une nouvelle mission d’ici quelques jours. »

La voix du N7 claqua dans le silence. Adrien entendit le soupçon de fierté dans la voix du soldat. En même temps, tout le monde ne peut pas se vanter d’être affiliée aux opérations spéciales. Le Lieutenant pris à moitié exemple sur son collègue militaire en ne vidant qu’à moitié son verre.

« Adrien Annaz, Lieutenant SVF. Sans Vaisseau Fixe. Et sans affiliation pour l’instant, aussi. Donc je ne viderais pas mon verre, sauf si vous m’en payez un après.

Vous travaillez sur le même bâtiment donc ? Je suis sûr qu’il y a des histoires à raconter, là-dessus. Pour ma part, comme je disais, je ne suis qu’un simple Lieutenant. Rien de bien folichon, juste quelques affectations qui ne nécessitent pas de déranger un N7 comme vous. »

A croire qu’il n’avait pas « invoqué » la bonne petite sœur… La façon dont il avait évoqué leur relation, à la question du Lieutenant nouvellement rencontré, était pourtant bien proche de comment il abordait ces multiples années de camaraderies et chamailleries. Malgré tout, la façon familière et sarcastique dont il avait décoché sa réponse paraissait avoir été très mal accueillie par le médecin-chef du Midway. Elle qui répondait d’habitude du tac-o-tac à ce genre de provocation, bien qu’emprunte d’une réelle affection pour la jeune femme, faisait preuve d’une réserve et distance latentes mais bien présentes.

Décidément, quelque chose clochait chez/pour Vaylee ce soir, ce qui ne fit que renforcer l’inquiétude que son supérieur et ami entretenait depuis plusieurs jours.

Il ne laissa rien paraitre dans un premier temps, reportant son attention sur le nouvel arrivant le temps que Sara passa au ravitaillement.

- « Vous formalisez pas de notre complicité un peu… particulière. Elle est originale, mais surtout encore plus couveuse et attentionnée, entre deux vacheries, que ma propre frangine. Ça doit en partie être pour cette raison que je l’ai engagée comme responsable médical de mon équipage… » dit-il l’air songeur.

Sans vraiment se soucier de la réaction de son interlocuteur vis-à-vis de ses propos, le N7 bidouilla quelques instants son omnitech, le temps pour lui de programmer l’envoi différé d’un message très simple à l’attention de sa comparse de toujours. La teneur et le contenu, à savoir « J’ai l’impression qu’il faudra que l’on discute… », n’apparaitraient que d’ici une ou deux heures dans la messagerie de l’intéressée, mais ferai très certainement son petit effet… Restait encore à savoir s’il s’agissait d’une bonne ou mauvaise chose.

En attendant, l’officier fit plutôt honneur à « l’autre petit sœur » qui venait de débarquer, et qu’il sirota d’un air distrait. La soirée prenait une drôle de tournure, et si le temps des explications n’était pas encore venu, celui de la conversation devait vraisemblablement se poursuivre. C’est bien pourquoi Sykes rebondit sur la dernière question de la blonde à l’encontre du soldat maladroit leur faisant face.

- « C’est vrai que ce n’est pas spécialement courant de se retrouver sans affectation, à vadrouiller sur la Citadelle… Vous êtes en… transition ? Mauvaise passe ? Résultat d’une mission particulière ? Ou alors le contraire, une affectation de prestige en vue ? » lança-t-il momentanément sorti de ses préoccupations premières.

Non loin, les Krogans qui jusqu’ici « dansaient », visiblement bien rincés au ryncol, semblaient voués à la déchéance la plus totale. Occupés à se disputer ce que leurs sens troublés par l’alcool leur faisait croire être une femelle de leur espèce, c’est un pauvre Elcor en détresse qui cherchait du soutien auprès des fêtards les plus proches. Un sauvetage auquel personne ne paraissait disposé à s’intéresser malgré le ton qui montait ente les natifs de Tuchanka et celui de Dekuuna. Le sol ne tarderait peut-être pas à trembler…

Il est de ces conversation où seules des banalités finissent par émerger. Et celle-ci semblait définitivement condamnée à faire partie de cette catégorie. Entre soldats, les discussions tournent souvent autour des mêmes sujets, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’une rencontre entre parfaits inconnus. On avait donc là un mélange un peu indigeste de protocole, d’avis sur l’ambiance de l’endroit, de récits guerriers et d’anecdotes en tous genres sur le fait de servir l’Alliance depuis des années. Le genre d’échanges qui ne menaient donc pas plus loin que le fond du verre faisant face à chaque protagoniste.

Néanmoins, Alec percevait ce moment comme véritablement relaxant. Les occasions de souffler et se décharger de ses responsabilités se faisaient rares, alors toute occasion de ce genre était bonne à prendre. Le N7 se surprenait d’ailleurs à apprécier de plus en plus ce genre d’occasions depuis que Vaylee l’avait rejoint à bord du Midway. A croire que sa joie de vivre restait de loin le meilleur traitement que pouvait prescrire le médecin à ceux qui constituaient son entourage. Un traitement que la rouquine ne semblait pas vraiment en mesure de dispenser ce soir-là…

Car si Sykes avait avant tout été formé pour devenir une arme au service de l’Alliance, il est certaines notions qui lui servaient au quotidien. Parmi elles, la science du comportementalisme représentait son outil le plus précieux lorsqu’il évoluait en société. Car peut-on imaginer un soldat d’élite, formé à exceller au combat comme dans son commandement, incapable de cerner l’ennemi ou un quelconque interlocuteur qui peut lui être utile dans le fait de mener sa mission à bien ? Difficilement… vous en conviendrez.

Bien sûr, ce savoir-faire variait grandement d’une espèce à l’autre, qu’il s’agisse de connaitre les conventions sociales de chacune, ou même de la gestuelle propre aux différents habitants civilisés de cette galaxie. Mais l’officier était passé maître dans cet art qu’il se plaisait à employer au-delà de la seule sphère professionnelle. Au combat comme ailleurs, il était toujours bon d’avoir une longueur d’avance et de mettre tous les moyens à sa disposition pour s’en sortir sous les meilleurs auspices. Tout à chacun aurait pu lui reprocher ce qui s’apparentait parfois à de la manipulation ou un cas flagrant de déformation professionnelle, mais ce genre d’astuce l’avait plus d’une fois tiré d’une situation désagréable.

Une situation qui se répétait dans le cas présent…

Entre deux banalités échangées avec Annaz, le regard inquisiteur du N7 ne manquait donc pas de noter quelques signes révélateurs sur les traits de Sara l’éméchée. Une jeune femme à dire vrai tellement éméchée qu’elle ne manqua pas de se donner en spectacle de la façon la plus… colorée possible.

- « Désolé mais je crois que l’on va devoir y aller. J’en connais une qui semble avoir un peu trop consommé… Bon courage pour la Villa, vous en aurez besoin !» Déclara le Commandant à son interlocuteur pour prendre congé.

Il avait cru comprendre, au détour de leur conversation, que l’intéressé avait été sélectionné pour le programme du CFCI. Une chance à n’en point douter, et très rare compte tenu de l’âge du Lieutenant. Restait à savoir s’il en serait digne. Mais cela n’était pas son problème, ni même le sujet de la soirée… Il avait une certaine blonde à sortir de l’embarras. Et comme il l’avait dit plus tôt en plaisantant alors, elle avait vraiment le chic pour faire toutes sortes de rencontres dans les bars qu’elle fréquentait…

- « Excusez mon amie… Elle a un coup dans le nez semble-t-il. Dans cet état elle serait capable de boire son lot de Ryncol sans même comprendre que c’est en train de l’achever… » Lança-t-il à l’attention du Krogan lui faisant face.

Après s’être placé entre l’imposante masse de muscles et son médecin alcoolisé, l’officier laissa planer un silence des plus pesants. Du moins entre eux, puisque l’ambiance du coin ne changerait certainement pas pour si peu. Cette pause permit certainement au cerveau embrumé du natif de Tuchanka de faire le point sur la situation, puisqu’il finit par articuler quelques mots entre deux mouvements très approximatifs de son imposante carrure.

- « Éloigne cet… inutile bout de viande de ma vue… humain ! » Maugréa-t-il dans un effort surhumain. Ou Krogan ?

Difficile d’expliquer ce revirement d’humeur, mais il était plutôt à leur avantage. Le sigle de sa veste avait-il fait le boulot à la place d’Alec ? Le mastodonte avait-il changé de sujet d’intérêt par peur du SSC, de ne plus pouvoir picoler ou de perdre pour de bon la piste de sa femelle ? Allez savoir… Il était toujours compliqué de comprendre ces grosses bestioles… Le plus important était de tirer profit de ce répit pour s’éclipser avant de s’attirer des ennuis bien plus gros (ou je sais, plus gros qu’un Krogan c’est compliqué…).

- « Je te ramène, et on discutera de ce qui t’arrive quand tu auras décuvée…. » Finit-il donc par lancer à l’attention de la fautive sur un ton qui n’invitait à aucune protestation.

S’il y avait une chose pour laquelle le N7 était doué, c’était prendre en charge des situations aussi désespérées qu’incongrues par moments. Cela, Vaylee le savait. Il n’était pas à son avantage de faire une scène. Au jeu du plus borné, il serait le grand vainqueur, qu’elle soit saoule ou non. Direction l’appartement de la belle – qui ne l’était plus vraiment vu son aspect - donc, un endroit qu’Alec connaissait plutôt bien… La nuit, tout comme le trajet, s’annonçait mouvementée. Au programme, veiller la toubib jusqu’à ce qu’elle émerge de son sommeil riche en ronflements et suées nocturnes. Le tout probablement suivi par une discussion étonnement sérieuse lorsqu’elle serait en mesure d’aligner plus de deux mots sans régurgiter le contenu de son estomac, évidemment…

Le programme d’un grand frère – peut-être un peu trop - protecteur au final…

La nuit n’en avait pas véritablement été une pour Alec. Obnubilé par la tournure qu’avait prise la soirée, il n’avait pas été en mesure de trouver le sommeil. L’état dans lequel Sara avait émergée de cette rencontre, qui devait au départ se solder par un simple verre, l’inquiétait au plus haut point. Oh bien sûr les gaffes et elle, ce n’était pas véritablement inhabituel. Mais dans ce genre de circonstances, il fallait y voir un signal de détresse. Ce que fit donc que l’officier s’occupa de veiller de loin le médecin depuis le salon. En tant que soldat N confirmé, il n’était de toute façon pas à quelques heures de sommeil près…

Il ne voyait d’ailleurs même pas cela comme un sacrifice consenti à vrai dire. Le Commandant devait tellement à Vaylee, à commencer par sa vie, qu’une telle action lui semblait tout à fait naturelle. Il occupa donc son tour de garde à préparer des schémas de déploiement et à régler quelques affaires pressantes de paperasses via son omnitech, avec pour seul témoin la magnifique vue sur les étoiles et la Terre offerte par la baie vitrée. La cafetière de la cuisine tourna quant à elle à intervalles réguliers le restant de la nuit, plus par habitude de prendre un café entre deux dossiers bouclés que pour rester éveillé. L’incertitude quant à la raison d’un tel bouleversement chez Sara ne manqua cependant pas de créer un certain malaise chez Sykes. Car s’il aimait la qualifier « d’originale » par moments, le brun lui reconnaissait surtout un caractère et une volonté à toute épreuve lorsque les circonstances l’imposaient.

Pour traiter un blessé en situation de combat ou encore rassurer un malheureux se vidant de son sang en paraissant convaincante, il lui fallait des nerfs d’acier. Alors la voir dans cet état… Il devait s’agir d’un sujet douloureusement intense et personnel. La possibilité de la voir se confier à lui devint d’ailleurs donc de moins en moins certaine pour lui à mesure qu’il cogitait la question pendant que les heures défilaient. Il aurait d’ailleurs pu comprendre ce choix, bien que voir la blonde dans une telle détresse lui coûtait énormément. Le médecin-chef du Midway faisait partie de son entourage le plus proche, celui-là même qui devait se compter sur les doigts d’une main vu l’existence que menait le N7… Aussi, lorsqu’elle émergea enfin de sa chambre, plus ou moins remise de la veille, Alec n’en menait pas large. Redoutant ce qui pourrait être dit ou fait dans les minutes à venir, il accorda une attention tout particulière à la malheureuse. Et à entendre ce qu’elle lui déclara au bord des larmes, les attentes d’Alec ne furent malheureusement pas déçues…

- « Tu… Je comprends mieux… » se contenta-t-il maladroitement de baragouiner en premier lieu.

Les mots employés par la jolie blonde ne laissaient que deux interprétations possibles du sujet : elle désespérait de se trouver quelqu’un avait qu’il ne soit trop tard, ou bien… On lui avait révélé un problème d’ordre médical, peut-être même une pathologie, qui l’empêchait de procréer. Cette seule pensée suffit à lever le doute sur bien des interrogations de la soirée précédente. Car s’il avait fini par se faire une raison sur l’éventualité de fonder un jour une famille, Sykes connaissait le souhait de son amie à ce propos. Toujours altruiste dans son travail et même au-delà, l’idée d’avoir un jour des enfants devait être la seule aspiration personnelle qu’il lui prêtait. L’officier s’en trouva d’autant plus affecté, sa mine déconfite faisait place à des traits crispés et des gestes maladroits. Exit le soldat à l’allure fière et sûr de lui. Dans une telle situation, face à quelqu’un qui comptait réellement pour lui, le Commandant redevenait humain…

- « Pour commencer… Sache que tu n’as pas été si ridicule que ça. Disons que je suis parvenu à t’éviter le pire. Encore que cette perruque valait le détour. Quant au reste… »

Un sourire amusé mais très furtif apparut sur ses lèvres à la mention du désastre capillaire de la veille, hélas très vite chassé par le dramatique de la situation. Quelques secondes de flottement s’installèrent alors, le temps pour Sykes de quitter sa place dans le canapé et se mettre à errer vers la cuisine ouverte. Le peu de raison qu’il lui restait après tant d’années passées en uniforme lui dictait ce drôle de manège au lieu de courir dans l’instant auprès de son amie pour la consoler.

- « Je pourrais divaguer des heures pour essayer de te réconforter. Dire que je comprends ta peine mais que tu dois te ressaisir, ou encore essayer de te faire retrouver le sourire. Trois façons de faire avec lesquels je suis aussi adroit que toi avec deux verres dans le nez, tu dois le savoir… Je vais donc opter pour la dernière option, comme souvent… Mais avant ça, il me faut un truc plus costaud que du café… » déclara-t-il mystérieusement en fouillant dans les placards du plan de travail qui lui faisait face.

Le Marine revint quelques instants plus tard avec deux verres à whisky dans une main et une bouteille au contenu incolore dans l’autre. Une simple inscription, « Genever », en habillait le tour. Il venait de mettre la main sur une bouteille de Gin à huit heures du matin et comptait bien en consommer une partie, en dépit de toutes les conventions pouvant laisser supposer un alcoolisme notoire… Pour être plus précis, le militaire sentait le besoin d’un remontant avant d’aborder ce qui devait être pour lui le sujet le plus personnel et secret qui soi. Un sujet à propos duquel une seule autre personne était dans la confidence jusqu’ici.
Mais cela devait bientôt changer…

Très vite il se retrouva auprès du médecin, prenant possession de la table basse au milieu du salon qui fit office de banc et bar improvisés. Faisant dorénavant face à la belle qui fuyait son regard, Sykes se servit le fond d’un verre et le vida d’une traite en abandonnant le second et la bouteille à côté. Ragaillardi par la sensation de brûlure à mesure que l’alcool traçait sa route, il prit tendrement les mains de Vaylee dans les siennes, cherchant à capter son attention pour lui conter une triste histoire…

- « Tu le sais peut-être ou non, mais les rumeurs qui circulent à bord concernant mon passé avec Benneth sont plus proches de la réalité qu’il n’y parait. Pendant la guerre, c’est elle qui m’a permis de tenir le coup dans les ruines de Londres. Notre lien s’est vite développé en une affection mutuelle, qui a laissé la place à un semblant de vie de couple après le conflit. Disons que la reconstruction et tout ce qui a suivi n’aidait pas spécialement à entretenir autre chose qu’une relation longue distance pendant un temps… » confia-t-il d’un ton presque nostalgique en se remémorant certains souvenirs.

Le narrateur improvisé faisait bien évidemment référence à son second à bord du Midway. Celle-là même dont la discipline et la façon de commander se trouvaient si similaires à celles du N7 que des bruits couraient depuis la première mission du vaisseau.

- « Pourtant c’est grâce à elle que j’ai trouvé la force de poursuivre la rééducation nécessaire après que tu m’ai extirpée de ces décombres… C’est grâce à elle que j’ai eu le courage et la conviction de continuer à servir. Bref… tout allait bien. On est resté ensemble pendant près de six ans. »

Cette époque constituait « l’épisode » le plus heureux de la vie du Commandant à en juger la façon dont il avait d’en parler. Pourtant, aucun autre sujet n’illustrait mieux l’expression humaine « toutes les bonnes choses ont une fin » pour Alec. Un souvenir amer, une véritable cicatrice même, qu’il rouvrit pourtant en l’évoquant face à cette jeune femme qui lui était très chère.

- « Jusqu’à ce qu’une nouvelle vienne mettre un terme à tout ça… Le 3 février 2193. Je viens de prendre le commandement du détachement armé du croiseur SSV Guam et j’ai plein de grands projets en tête. Je me retrouve avec Karen par un un beau matin d’hiver dans une clinique de Londres. Il neige, et j’apprends la nouvelle qui fait basculer nos vies à tous les deux et ruine tous nos espoirs ensemble : « il existe une incompatibilité flagrante entre nous en vue de procréer » d’après le toubib qui nous fait le compte-rendu de nos analyses… »

Quand bien même les progrès de la science moderne s’étaient accélérés de façon quasi miraculeuse depuis l’accession de l’Humanité aux étoiles, certains cas relevaient encore des limites du domaine médical. On avait à l’époque proposé certaines alternatives au jeune couple, mais aucune ne présentait des chances de succès très élevées… Raison pour laquelle ils n’eurent pas le courage de se tourner vers ces solutions. Mais cela, Sara s’en trouva très vite informée…

- « J’allais demander Karen en mariage trois jours plus tard… Au lieu de ça, j’ai reçu ma convocation N7 quelques semaines après, et on lui a offert son premier poste de XO à bord d’une corvette. Bien sûr on aurait pu s’acharner en procédures FIV ou je ne sais quoi d’autre… Mais je crois que l’on avait plus le cœur à ça après cette nouvelle. Au lieu de ça, chacun a saisi l’opportunité qui lui était offerte par l’Alliance. L’éloignement et le malaise de cette situation se sont chargés de mettre un terme à notre couple… Mais je ne sais trop comment, on est parvenus à rester des amis très proches, au point que je lui confierai mon existence et celles de mon équipage sans hésiter. C’est comme si cette histoire avait brisé quelque chose entre nous, pour le remplacer par une souffrance partagée et dont on a fait une force pour avancer. »

Un silence de mort s’installa à la suite du récit de ses malheurs. Le commando en profita pour se servir un second verre, remontant indispensable après s’être replongé dans le passé. Lui-même ne connaissait pas véritablement ses raisons d’agir de la sorte en évoquant l’évènement le plus traumatisant de son existence depuis la guerre. C’est ce même évènement qui influença grandement sa façon d’être et de gérer sa vie sentimentale depuis ce jour… Une drôle de façon d’exorciser cette douleur, il est vrai. Quant à savoir s’il fallait en tirer une quelconque leçon… Le plus probable restait que son témoignage devait être destiné à mettre l’infortunée en confiance quant à la compréhension de ses malheurs par son ami…

- « Désolé… J’ai le chic pour ruiner l’ambiance… Je sais que je suis vraiment un abruti à ce qui concerne ce genre de choses… Si je t’ai confié tout ça… C’est pour… Je sais pas… peut-être te donner une autre vision de ce genre de cas. Il existe toujours des alternatives, pour peu que tu trouves un gars bien capable d’accepter et surmonter cette épreuve. Du moins un gars capable de passer le test de validation Sykes sans s’évanouir ou s’enfuir à toutes jambes… » dit-il en prenant un air faussement intimidant afin d’arracher un improbable sourire à la blonde.

- « Mais ce que je veux surtout que tu saches, c’est que je serais toujours là pour toi… Tu m’as sorti de ces décombres il y a quatorze ans, tu m’as veillé pendant des jours pour voir si je me rétablissais. Depuis, tu me rafistoles quand c’est nécessaire... C’est quelque chose pour lequel je te suis redevable pour les jours, semaines, mois ou années qu’il me reste… T’es comme une sœur pour moi : la cadette exubérante qui me fout parfois la honte, mais que je ne peux pas m’empêcher d’adorer quand même. Alors s’il te plaît, sèche-moi ces larmes. Ça me fend le cœur de te voir dans cet état… Si je peux faire quelque chose… Te dénicher quelques jours de permission dans un coin tranquille et paradisiaque pour que tu prennes du repos peut-être, ou… Je sais pas… Allez, dis-moi quelque chose. » demanda-t-il finalement, anxieux.

Sortirait-elle de son mutisme désormais? Cela restait encore à voir... Une chose était certaine tout du moins : ils venaient très certainement de passer un nouveau cap dans leur complicité en se confiant de la sorte sur un sujet aussi personnel…

Leur entourage aurait eu du mal à les reconnaitre… Qu’il s’agisse de l’équipage du Midway ou de vieilles connaissances, peu pouvaient se vanter de les avoir vu partager un moment si personnel l’un avec l’autre. Bien plus habitués à faire étalage de leur lien de complicité en dehors du service à travers des piques et chamailleries en tous genre, les deux officiers n’en étaient pas moins très proches. L’instant présent en était la preuve, et Alec était reconnaissant de ces moments passés ensemble. Joyeux ou tristes, ces épisodes lui permettaient de garder un équilibre certain lorsqu’il ne portait ni uniforme ni armure. Vaylee était de ceux qui permettaient au commandant de se sentir toujours « humain » en dépit du boulot, parfois peu enviable, qu’il était amené à faire. Depuis presque dix ans, elle était pour lui un soutien indéfectible dans les moments de doute et connaissait accessoirement mieux que quiconque son dossier médical…

Mais en se confiant de la sorte l’un à l’autre sur les blessures les plus profondes auxquelles ils étaient sujets, les deux amis partageaient désormais quelque chose d’encore plus intense. En l’espace de seulement quelques minutes, ils venaient apprendre plus sur l’autre qu’en bien des années d’une amitié pourtant très marquée. La conséquence directe de ce fait était que le médecin savait mieux que quiconque comment le N7 fonctionnait. Ajoutez à ce passif un enseignement pointu en psychologie et comportementalisme, des notions étudiées et mis en œuvre par la blonde depuis longtemps, et vous aurez une bonne idée de la facilité avec laquelle elle pouvait parfois lire dans la façon d’être de Sykes. Et si cette aisance d’esprit était heureusement annulée par l’alcool lors de leurs sorties, cela ne semblait pas être le cas à en juger la question qu’elle lui asséna en toute fin de ses explications.

Contre toute attente, le Marine accueillit le sujet avec un air circonspect des plus suspect. Car si normalement le sujet de sa vie amoureuse (et chaotique) pouvait être abordé avec une certaine légèreté ou dérision, tel n’était pas le cas depuis quelques mois. Sa relation avec une certaine Asari, dont il n’avait discuté de l’identité ou même l’existence avec personne, constituait un sujet extrêmement délicat. Non pas qu’il ne soit pas heureux ou fier de sa compagne, bien au contraire. Mais la nature des activités de la belle ne permettait pas spécialement à son amant de faire étalage de son bonheur. Et ce en dépit de disposer d’une couverture solide pour couvrir ses agissements. Le couple vivait donc une idylle secrète et épisodique depuis de nombreux mois, à défaut de trouver une option viable à l’heure actuelle. Il en résultait donc que Sykes devait se montrer très prudent en abordant le sujet, quand bien même il savait Sara digne de confiance sur les sujets les plus délicats. L’attitude du soldat changea donc soudainement pour une approche bien plus distante à en juger le ton qu’il employa pour tenter d’éluder la question.

- « Tu… tu devines juste… Comme toujours… Mais disons que c’est particulier cette fois-ci. Tu la connais peut-être, mais je vais éviter d’en dire trop. C’est le mieux, pour toi comme pour moi. C’est le genre de relation qui pourrait amener des questions délicates de la part de l’Alliance tant que rien n’est officialisé et certains sujets abordés… Je vais m’arrêter là-dessus à ce sujet si tu veux bien… » dit-il d’un air hésitant.

Pas spécialement à l’aise sur la question, il espérait que cette réponse évasive mais honnête permettrait de répondre à certaines interrogations de son amie sans qu’elle ne cherche à creuser d’avantage. Peut-être pourrait-il un jour se confier plus en détail à ce propos, mais pas avant que la situation ne change de façon conséquente.

Aussi le commando préféra-t-il ramener brusquement la conversation sur les épreuves qui s’imposaient d’elles-mêmes à la jolie blonde. Certains de ses propos avaient particulièrement marqué le N7, qui se sentit obligé de revenir dessus. Sa façon d’être et de s’exprimer changea alors tout aussi brusquement qu’auparavant, laissant de côté l’attitude distante pour redevenir ce grand frère protecteur et balourd qu’il pouvait être seulement avec elle et l’autre membre de sa fratrie.

- « Haratar était une erreur. Je n’aurai pas du t’emmener sur cette mission… La protection de cet abruti de Grimson était une mascarade pour satisfaire son égo devant les Quariens et les Geths. Tout ce qu’il voulait c’est se montrer important en arborant le sigle sur mon armure. Et il a fallu que ça dégénère de cette façon… C’est de ma faute. »

Le Commandant lorgna l’espace d’un instant sur le contenu incolore de la bouteille toujours présente non loin, comme pour juger s’il était raisonnable ou non de s’enfiler un verre supplémentaire. La réponse à ce questionnement intérieur devait être négative, puisqu’il finit par enchainer dans ses propos sans y porter guère plus d’attention.

- « Je fais peut-être un peu trop grand frère protecteur comme ça, mais ne fait pas le même erreur que moi… Te noyer dans le boulot ne t’aidera qu’un temps. C’est toi qui a la formation en psychologie, mais je sais d’expérience qu’il est impossible d’en faire à jamais le deuil. Pour ma part j’ai appris à faire de mes emmerdes et mésaventures une force… Mon enfance recluse, le mépris de mes parents pour la voie que j’ai choisi, leur disparition, les Moissonneurs et Londres, ma relation avec Karen… J’en ai fait quelque chose dans lequel puiser et trouver la hargne d’avancer quand c’est nécessaire. Mais chacun est différent… Alors sache que s’il te venait le besoin d’en parler à un moment quelconque, même au cours d’une mission, je ne serai pas loin. J’ai besoin de toi en forme pour me supporter et me recoudre quand c’est nécessaire, et Dieu sait que ce sont des boulots prenants… » se surprit-il lui-même à plaisanter.

Il lui était alors bien impossible de savoir que cette dernière affirmation serait plus vraie que jamais un mois plus tard, avec la disparition du plus grand terroriste de ces dernières années. Une traque qui coûterait très cher au N7…

Il la connaissait bien trop… Bien trop pour ne pas se rendre compte que la frimousse de la jolie blonde présentait les symptômes d’une profonde réflexion et de l’effet « si tu ne me dis rien, j’irais fouiner toute seule ! ». Cela faisait maintenant des années qu’il fréquentait de façon régulière le médecin et profitait en de nombreuses occasions de sa joie de vivre et des gaffes qui vont avec. Ils étaient passés par bien des stades tous les deux, ce qui faisait d’un certain point de vue la force de leur amitié. Mais cela avait aussi pour conséquence que le N7 se trouvait en mesure de cerner mieux que quiconque les réactions de la jeune femme, tout aussi formée à la psychologie pouvait-elle être… Hélas pour l’officier, ce fait était valable à double sens, ce qui n’arrangeait parfois pas son cas, le moment présent ne dérogeant pas à la règle.
Il était toujours compliqué de mener en parallèle une vie privée associée à une vie professionnelle teintée de secret. Mais quand cette notion s’imposait également d’elle-même dans le contexte personnel… Les choses prenaient de suite une tournure bien plus complexe. Non pas qu’il ne fasse pas confiance à celle qu’il considérait comme une petite sœur agitée et aimante, mais Alec ne souhaitait pas la voir mêlée à une situation aussi délicate que sa relation avec Kalia. Du moins… Pas avant que les choses ne dérivent vers un contexte plus « officiel ». En attendant, la nature de sa relation avec la belle Asari devait rester un mystère.

- « Je me doute bien que ça t’intrigue… Tu finiras probablement par avoir la réponse avec le temps, tu sais… » s’était-il donc surpris à lui glisser, sous-entendant qu’il envisageait sérieusement une relation de longue durée avec la courtière en informations.

Le sujet de la conversation dériva toutefois très vite, et il fut bientôt de nouveau question du mal-être et de la détresse qui habitait son amie à propos de ce qui devait être le plus grand bouleversement chez elle depuis la Guerre. Le soldat n’aimait guère la savoir comme cela. Non pas qu’il s’en faisait pour la vie à bord de son appareil, non. Sykes la savait assez professionnelle pour savoir ne pas en faire pâtir la qualité de son boulot et mettre en danger ses patients. Non, ce qui l’inquiétait véritablement, c’est que la Sara sortie de son infirmerie ne se replie sur elle-même pour oublier. Il avait lui-même fait l’expérience de maints traumatismes dans sa vie faite de combats, et il en avait très vite conclu que faire le deuil de quelque chose ne pouvait se résumer à s’occuper l’esprit avec autre chose. Tout aussi utile soit l’activité en question…

Tôt ou tard, le sujet risquait de lui peser tellement sur le cœur et les épaules que la menace de céder pour un long moment se ferait de plus en plus grande. Et cela, il se refusait à la voir le vivre. Il serait là pour elle, tout comme elle avait été là pour lui durant toutes ces années, à commencer par cette journée où l’Humanité fêtait sa victoire sur les Moissonneurs tout en pleurant ses morts. Il l’épaulerait, quand bien même la jeune femme se montrerait réticente ou abattue. Il lui devait bien ça. Et puis… Il n’aurait pas été fidèle à son image de grand frère bourru et casse-pieds si tel n’était pas le cas, non ?

- « Bien… Tu as la permission de minuit pour bosser… Mais je suppose ne pas avoir à te signaler que je serais sur ton dos d’une façon ou d’une autre, à épier tes faits et gestes si nécessaire. Je n’aime pas te savoir au plus mal comme ça, et puis je suis un emmerdeur quand je m’y mets, tu le sais bien. Même moi j’en suis conscient, c’est dire ! » plaisanta-t-il en tentant d’arracher le sourire disparut précédemment sur les lèvres de son amie.

Leur conversation bifurqua donc tout naturellement en direction de la part professionnelle de leur existence, à savoir la prochaine affectation de l’appareil sur lequel ils œuvraient désormais de concert depuis de long mois. Le N7 n’en oublia pas pour autant la véritable raison de leur présence à tous deux dans l’appartement de la blonde de si bon matin, mais celle-ci semblait être passée pour un temps au second plan. Chassez le naturel et il revient au galop… Ce n’est pas pour rien si tous deux vouaient leur vie à l’Alliance. Pour des raisons différentes peut-être, du moins en partie, mais tout ça était dans leurs gènes.

Le questionnement que lui servit celle qui serait bientôt rousse fit ainsi remonter les souvenirs d’un briefing récent chez SykeS. Dépêché à Vancouver quelques heures seulement après l’arrivée en cale sèche de son appareil, on lui avait présenté dans le détail la prochaine tâche pour laquelle la frégate devrait parcourir les étoiles. Le Lieutenant-Commandant résuma donc l’évènement de façon très succincte, se doutant que tous les détails techniques et contraintes imposées par une telle démarche n’intéressaient pas spécialement son interlocutrice.

- « On nous envoie dans les colonies extérieures. Sitôt la maintenance effectuée et le ravitaillement embarqué, on doit se rendre sur Ontarom pour charger une cargaison de satellites de surveillance dernier cri. Le système furtif du Midway nous permettra de les déployer autour de nos colonies de la Travée qui bordent les Terminus sans être inquiétés. Rien de bien mouvementé en somme… Du moins sur le principe. Il est possible que l’on rencontre des convois pirates, mais je doute qu’ils cherchent à s’en prendre à une frégate militaire estampillée aux couleurs de l’Alliance sans être provoqués. Et de toute façon, on ne leur en laissera pas l’occasion… » conclut-il d’un air étrangement serein mais aussi déterminé…