"Il ne reviendra pas."

Elle avait dit cela dans un murmure étouffé. Masha fixa longuement la fenêtre. Sa soeur Helen la tenait par les épaules, elle laissa tomber ses mains contre ses bras et lui pressa légèrement. Masha ne voulait pas l'écouter, elle ne voulait pas de cette réalité. Elle fixait dehors sans rien voir, sans voir les nouvelles rues reconstruites de Moscou ou les couples qui zigzaguaient joyeusement contre le parvis. Elle avait envie de se retourner vers sa soeur et de pleurer, de la frapper, d'avoir une réaction. Mais il n'y avait que le vide, une impression étrange d'être dans le liquide amniotique de la tristesse, impossible de se mouvoir, impossible de réfléchir. Il y avait juste cette ouverture de verre, devant elle. Et la promesse de la brume qui s'étendait devant ses pupilles sombres.

Elle avait déjà perdu ses parents. Oui, mais ce n'était pas pareil. Ce n'était en rien pareil. C'était la promesse de son avenir qui disparaissait avec William. Avec son mari. Oui, peut-être qu'ils avaient été un peu vite, le mariage avait été si vite célébré. Mais leur vie de couple n'avait même pas eu le temps de devenir routinière qu'elle n'existait déjà plus. Il avait fait partie des pertes lors de la reprise de la Citadelle. Sergent à titre posthume. Masha serra doucement les plaques d'identité militaire qu'on lui avait renvoyées. Que faire à présent ?

Plus rien n'avait de sens. Il n'y avait plus aucune raison d'avancer.

Masha n'était pas fragile d'apparence, Masha n'était pas fragile officiellement. Elle semblait toujours au-dessus des autres, elle semblait ne pas avoir besoin des autres. Ne pas en être dépendante, contrairement à beaucoup d'autres. Elle se suffisait à elle-même. Elle n'avait pas besoin qu'on lui dise qu'elle était douée, elle le savait. Elle n'avait besoin que d'elle-même.

Elle n'avait jamais compris comment cet homme s’était aussi facilement placé comme une obligation dans sa vie, comme un élément incontournable, comme une partie de son âme. C'était le genre de chose qui arrivait. Elle n'avait même pas eu peur de le voir partir, trop sûre qu'il reviendrait rapidement.

Helen restait passive, contemplant sa soeur s'enfoncer peu à peu, avec une neutralité apparente, dans le désespoir d'une mariée maudite. Elle ne savait pas quoi faire. Elle ne savait jamais comment faire avec Masha. Elle n'avait jamais compris comment elle réfléchissait, ce mélange de pragmatisme et d'intelligence froide accompagné de ce ton irrévérencieux. Non, vraiment. C'était trop pour elle. Elle ne la comprenait pas. Mais actuellement, elle savait juste qu'elle souffrait. Sa petite soeur était dans un état de détresse avancé. Et il n'y avait rien à faire. Helen se mordit la lèvre inférieure, il se faisait tard et elle devait partir. Son mari était absent en ce moment et la baby-sitter ne pourrait attendre toute la nuit. Elle salua sa soeur qui ne l'entendit pas. Elle demanda si Masha voulait venir dormir chez elle. Devant le manque de réponse, elle promit de revenir le lendemain. La porte claqua sur son départ.

Masha fixait toujours la fenêtre. Elle bougea légèrement la tête pour voir sa soeur entrer dans un taxi. C'est seulement une fois le véhicule hors de vue qu'elle s'effondra brusquement, comme une poupée de chiffon que l'on jette au sol. Dans ce grand appartement vide, où ils avaient vécu ensemble ces dernières années, il n'y avait plus que l'écho des sanglots d'une femme brisée.

Un mois, ce n'est pas grand-chose sinon rien. C'est juste un peu de sable dans la balance du deuil. Masha attendait dans son salon que les secondes ne se décident à passer. Elle devait reprendre le service le lendemain. Elle attendait avec ces secondes, le moment où l'une d'entre elles s'écoulera fatalement pour elle et ce monde. C'était long. Elle voulait qu'on lui dise que tout irait bien aujourd'hui.

On sonna à la porte. Masha eut l'impression de rester assise, amorphe tandis qu'une autre qu'elle allait vers la porte. Elle avait l'impression de s'observer elle-même depuis ce canapé tandis que son ami entrait par la porte que son double plein de volonté venait d'ouvrir. Elle était comme bloquée contre le tissu de ce canapé. Elle vit son ami s'asseoir devant elle, tandis que l'autre allait chercher deux boissons. Finalement, son double vint la rejoindre et elles se confondirent à une personne. Cette personne pleine de mélancolie qu'elle était. C'était étrange. C'était une vision de folie. Mais elle était trop apathique pour s'en rendre compte.

Elle se pencha légèrement en avant et tenta un sourire à son ami. Il s'agissait de Jensen, un militaire du même bâtiment qu'elle durant ces classes. Il avait la particularité d'avoir reçu un mauvais coup pendant la guerre qui paralysait encore une partie de son visage, la reconstruction à l'époque était faite trop vite pour se soucier de tous les paramètres. Il lui adressa un sourire un peu en grimace.

"Je venais voir si tu allais bien, avant ton retour."

Masha dodelina de la tête. Elle n'allait pas bien, non. C'était étrange, comme être dans de la ouate. Elle n'avait pas envie de sortir de sa propre détresse. C'était presque agréable, ici, bloquée sur ce canapé.

" Il va falloir que je m'en remette. Je n'ai pas trop le choix."

Jensen se releva légèrement.

"Oui. Tu as 22 ans, tu sais. Tu as encore beaucoup de temps devant toi.
- Oui. Masha regarda par la fenêtre. Je suis dans l'armée. La guerre est finie, mais il y aura toujours des pertes.
- C'est malheureux, mais c'est comme ça."

Oui. Mais pourquoi lui ?

"Sans doute. Ne t'en fais pas, Jensen. Je serais à mon poste demain."

La toute nouvelle soldate évitait tant qu'elle pouvait le regard de son ami, elle ne voulait pas voir cette teinte si particulière qu'a la pitié dans les yeux d'un autre. Elle se préparerait demain. Demain, elle pourrait. Aujourd'hui, non.

"Allez. Remets-toi. La vie mettra de nouvelles opportunités sur ta route."

Elle tenta de le regarder avec un pauvre sourire. Oui. Sans doute. Un beau Drell ou même un Ralois pendant qu'on y était ? Et puis quoi encore. Non. Un humain ? Peut-être. Non. Elle ne voulait pas y penser. Elle se sentait coupable à chacune de ses pensées. Elle voulait qu'on lui ramène celui qu'elle aimait. Elle ne voulait pas d'autre race, ou d'autre personne. Elle voulait arrêter de penser, elle voulait disparaître. Si au moins, il lui avait laissé un enfant. Une trace de son passage. Elle était tellement seule à présent.

Depuis quand Jensen était assis à côté d'elle ? Depuis quand l'avait-il dans ses bras ? Depuis quand était-elle en train de pleurer ? Elle hoquetait stupidement en tentant de se calmer. Ses mains se recroquevillaient d'elles-mêmes contre le torse du militaire qui la tenait contre lui, elle sentait le tissu et la froideur de l'insigne de l'Alliance.

Il y aura toujours des pertes.
Il n'était que son mari.

L'Alliance, elle, serait toujours là.

Début 2192

"Tu sais comment on appelle les filles comme toi ?
- Non."

Masha chargeait les tourelles en munition. C'était long, c'était chiant. C'était néanmoins nécessaire. Comme pas mal de choses dans cette vie.

"Les veuves d'acier."

La Russe balança un ruban vide de cartouche au loin, il se fracassa contre d'autres avec un bruit métallique.

"Ça me fait une belle jambe."

Elle s'en moquait vraiment, de ces histoires. Elle avait mieux à faire s'écouter les racontars un peu stupides des autres soldats. Quelques mois avaient passé depuis qu'Asher était mort, elle avait repris son poste dans son bâtiment. Elle se releva en fixant Jensen, les mains sur les hanches. Ses bras étaient couverts de suie et d'huile de moteur jusqu'au coude. Elle n'avait pas vraiment peur d'en mettre sur son haut, déjà d'un gris douteux qui laissait à peine entr'apercevoir l'emblème de l'Alliance cousu dans un coin. Lui était dans un costume différent, devenu Sergent, il arborait le beau bleu de l'uniforme et les quelques galons sur ses épaules. Il eut cette étrange demi-grimace qui signifiait un sourire.

"Il parait que tu as mis en mauvaise position des soldats de ta division ?
- Je n'ai fait que leur apprendre la politesse. Et je me suis fait tabasser en retour.
- Je ne sais pas qui est le plus à plaindre, en vérité, Narishkin. Tu as été un véritable furie avec eux."

La jeune femme haussa les épaules et referma le dessus de la tourelle d'un mouvement de main.

"Assez de blablas, Jensen. A quelle sauce on va être mangés ?"

Le sergent secoua doucement la tête de droite à gauche.

"Tu le saurais si tu avais été à ton propre conseil de discipline.
- Pour écouter un tas de personnes parlant toutes seules de mon sort ? Oh oui, j'aurais aimé.
- Tu aurais évité la mise à pied."

Un frisson passa dans le dos de Masha tandis qu'elle fixa son regard sur le blond face à elle. Ils étaient donc allés si loin malgré le fait qu'elle n'était pas fautive. C'est l'après-guerre, c'est parfois encore pire que la guerre elle-même. On lui avait demandé de se taire, ces deux là, ils lui avaient demandé de se taire sur ce qu'elle avait vu. Ils l'avaient menacé. C'était juste une falsification d'inventaire et un peu de contrebande. Elle aurait pu se taire, ces crétins se seraient fait prendre assez rapidement. Elle aurait pu les ignorer. C'est vrai.

"Combien de temps ?
- Une semaine.
- Ah. C'est tout.
- Et un gel de promotion de deux ans."

Elle grimaça.

"Aïe."

Elle se frotta le front, laissant une grande trace noire contre celui-ci. Elle ne douta pas un instant qu'on avait utilisé des mots comme "insubordination, agressivité, manque de diplomatie, inconsciente, aucune maturité" pour arriver à un tel jugement. Elle fit une moue. Elle était divisée sur cette nouvelle. C'était une mauvaise chose. C'est vrai. Mais, au plus profond d'elle-même, elle n'en avait pas grand-chose à faire. Rester deux ans comme soldat n'était pas vraiment ce qu'elle avait prévu dans son plan de carrière, à vrai dire, son plan de carrière avant que William ne meurt supposait un titre de Lieutenant à ses trente ans. Cela prendra plus longtemps.

"Tu vas devoir quitter cette cale, Narishkin.
- Sergent, oui, Sergent."

Elle lui décrocha un sourire avant d'aller prendre ses affaires. Avancer dans ses grades. Quel intérêt maintenant ? Tandis qu'elle fixait l'ascenseur où ils allaient entrer, son regard se vida de toute émotion. Être un simple rouage dans une grande machine lui plaisait bien. C'était routinier, mais rassurant.

Elle verrait dans deux ans.