Les céphalées avaient repris, depuis quatre mois déjà.
Les moins envahissantes prenaient la forme d'un bourdonnement continu. Les plus violentes me faisaient subir une douleur lancinante, pulsatile, et irradiante. Je me redresse. Celle-là est passée. Je ferme les yeux, puis les rouvre. Mes mains sur le bureau. Mes deux quintaux avant en sang. Depuis combien de temps je suis là ? Assise sur cette chaise, au bureau de ma cabine.


But the golden age is over...


Les choses viennent et s'évanouissent. Je ne me rappelle pas même de leur origine. Chanson du XXIe siècle... que j'écoutais à l'Académie Grissom. Mes piètres compétences en informatique m'avait au moins permis de transformer les documents des siècles derniers en documents exploitables, et surtout, accessibles à ma personne. Cependant, les batailles auxquelles j'avais fait part pendant la dernière décennie m'avaient privé de ces si précieuses données, par diverses manières: explosions, piratages, vols de données, destructions des biens personnels... La guerre n'a pas laissé grand chose de mes possessions. Mais le pire, n'a peut être pas été la guerre, mais les dix années qui ont suivi. Pourquoi ai-je cette impression que nous avons tous perdu dix années de nos vies ? Que nos êtres sont restés dans un interstice entre deux toiles, et que nous sommes avant l'heure. Le Soul fait notre essence, mais pourquoi ai-je l'impression qu'il est aussi notre tombeau ? Entourés, emmurés par ce vaisseau qui nous protège et nous vide.

On y est tous passé, sans exception. Silencieusement, impitoyablement, rendu aride par ce vieillard injurieux qu'on appelle Temps. Emeric tout d'abord... à qui la trentaine allait si bien... Il n'a pas de petit enfant à montrer à sa mère, restée en Irlande, la moitié du vissage brûlé. Seule survivante de la famille du timonier. Il a pourtant un peu plus de chances que beaucoup d'entre nous, l'Irlande, par son insularité, a protégé sa mère. Lui même parfois le dit. Il est devenu triste. Jamais je n'aurai cru ça de lui. Si silencieusement orgueilleux. Latan quant à lui est devenu irascible. Contrairement à Nicolas à qui je l'associe souvent, il n'a pas connu la reconnaissance générale qui lui aurait fait tant de bien, en bon Lion qui l'est. Il aurait du briller. Il parle encore moins qu'avant. Keshak est plus enclin au silence aussi. Ou aux simples grognements. Lui de cette guerre, est ressorti usé. Sa longue existence a pour la première fois, pesée sur ses reptiliennes épaules. Chris s'engouffre encore plus dans sa solitude de vieux condamné. Il est le seul d'entre nous à avoir perdu un enfant pendant la guerre. Jamais il n'a de répit. Jamais il ne se confiera à quelqu'un, pas même à Keryat. Le Drell d'ailleurs, commence à s'inquiéter de sa santé. J'ai peur qu'il n'essaie de trop tenir son rôle de "contrebalance" parmi nous. Haan'Skyd travaille beaucoup. Il se tue au travail. Qui sait s'il pleure derrière son masque. Parfois j'essaie de deviner ses états d'esprit par sa respiration. Je pense que nous sommes tous dans un état où l'inertie nous pèse trop. Et le petit Dolan... Même les années ont atteint Steve. Si on me l'avait dit, je ne l'aurais pas cru. De le voir lui, même endurci par les évènements nous a tous mis en face de la réalité. Nous nous étions battu jusqu'à l'harassement pour aider au mieux à la reconstruction.


Et maintenant que la reconstruction est quasiment terminée, que des dissensions bêtes, vils, stériles voient le jour parmi les races et les instances politiques, nous n'avions qu'à serrer les dents. Indécent. On n'avait tous trouvé ça indécent. On l'a tous très mal vécu. Je frappai violemment contre le verre en face de moi. Ma chair s'était enfoncée plus que je ne l'attendais, j'avais oublié mes quintaux ouverts. Avant que je ne puisse grogner, mon terminal privé s'alluma et clignota.




Bon sang de Dieu ! J'avais oublié. Cette annonce me fit l'effet d'un coup de chaussette remplie de sable mouillé. J'essuyais grossièrement mes quintaux. La douche fut froide et ne dura que quatre minutes. Mon uniforme d'affaires enfilé, je m'attachais les cheveux, l'esprit irrité. Je me passais une main froide sur le visage, avant de retourner au monde.



Je saluais mon équipage avec une aplomb qui n'était alors pas mien. Ils n'avaient pas à savoir. Surtout pas eux, qui étaient sous ma responsabilité. Cependant, Emeric m'interpella. Il avait sans doute déléguer la conduite du vaisseau à Latan. Chose qu'il faisait rarement.


"Hey Kean ! C'est le politicien aujourd'hui ?
- Ouais. Je sais pas trop à quoi m'attendre avec lui. Il a un CV bizarre.
- Ah oui ?"


J'hochais la tête. Il ne voulait pas vraiment savoir. Ma mine se fermait alors que j'attendais devant le SAS. Quand ce dernier s'ouvrit, il s'ouvrit sur un visage auquel je ne m'attendais pas. Le dignitaire avait quelque chose de beau et d'immonde contenu dans les mêmes traits. Le segment de ses gestes n'était pas commun aux souvenirs de politiciens que j'avais reçu. Il avait quelque chose d'emprunté, de crispé, et en même temps d'une proximité avec la réalité effrayante. Il n'y avait aucun bonhomie dans ce qu'il était. Il y avait quelque chose d'obscène dans la facilité avec elle il savait lire la réalité, et il y avait quelque chose en lui qui le rendait inapte à la vivre et à l'appréhender avec courage.


Je n'arrivais pas à lui sourire. J'avançais une poigne ferme et un regard droit dans ses yeux bruns.


"Enchantée, M. Dole. Bienvenue à bord du Soul. Capitaine Haygen, à votre service."

Sans nul doute, celui-là avait de la pratique. Il ne ferait pas de fautes par lui-même. Si besoin ait, il allait falloir le pousser. Etrangement, j'eu la crainte de n'être pas assez sortie de mon vaisseau, de ne pas m'être assez informée pour mener cette "confrontation" avec des armes aiguisées. Cependant, cette inquiétude futile s'évanouissait aussi tôt. Nous étions arrivés à un état où plus aucune perte ne pouvait réellement nous affecter, si ce n'était celle d'un membre, et où plus aucun gain ne change réellement l'essence du Soul. Les dix dernières années ont été riches... Il nous est arrivé d'être nominément traîné dans la boue pour des motifs aussi aberrants les uns que les autres, qui allait de la mixité raciale des membres de l'équipage à des diffamations sur la nature des cargaisons qu'on vendait. Au début, cela nous énervait. D'indigne, c'est vite devenu dérisoire dans nos esprits. Malgré quelques poursuites qui avaient pour but de ralentir la reconstruction de certains secteurs pour des causes que nous n'avions même pas cherché à trouver, nous sommes toujours revenus sur le Soul. On considérait tous ce bâtiment comme notre foyer. Et, produire un sentiment de foyer violé aux membres du Soul Miracle était une grave erreur. Erreur que pourtant, les dieux s'obstinaient à faire.



Au dénommé Ranucci, je fis un clair signe de tête, une reconnaissance entre soldats. Une communication infra-verbale propre à ceux que le combat avait marqué, qui induisait un respect naturel et réciproque. Un code. Quelque chose qu'en temps normal, il ne nous viendrait pas à l'idée, ni de formuler intérieurement ni d'expliciter. Parce que justement, cela annihilait le côté spontané de la chose. Le garde du corps ne sourit pas, mais surpris et légèrement décontenancé d'une telle connivence, il se contenta d'hocher la tête à son tour. Je revins au dignitaire après ce bref interlude. Il y avait quelque chose dans son ton agréable, de plus pernicieux que ce qu'aurait contenu celui d'un commercial. Ce n'était pas le caractère ouvertement avide des Volus, mais cette malice qui prenait la forme d'un serpent indifférent à l'honneur. Je ne lui tournerais jamais le dos.
Avant de prendre la parole, je passai une main froide sur mon visage. Ce n'était pas courant un signe de "faiblesse" pareil. Ou de telle confiance que les "failles" pouvaient être librement lâchées. Pour mon cas, c'était les deux. Urdnot Keshak, le Krogan de l'équipage et "officiellement" mon garde du corps arriva également dans le SAS, mais ne s'approchait pas du politicien et de moi-même. Je le saluai d'un regard, sans signe de tête.


"Pour qu'on parte du même point, M. Dole --... Hm, voilà mon... garde du corps et ami Urdnot Keshak. Enfin bref, on est donc là pour les contrats des colonies de l'Alliance", commençais-je en marchant vers la sortie du SAS puis vers le centre des communications du vaisseau. "Toutes les fois où nous avions du négocier ce genre de contrats, c'était avec votre collègue Monsieur James Declan. Je suppose qu'il a du prendre sa retraite. Vous excuserez mon manque de formalisme, mais les bourbiers politiques ne sont pas notre élément à mon équipage et à moi-même. J'abrègerai au mieux votre journée à bord du Soul."


Une fois la salle de communications atteinte sans croiser d'autres membres de l'équipage, j'allumais l'écran, et projetai d'un bref mouvement digital, tout ce que le dignitaire avait besoin de savoir. En sa qualité de Capitaine en second et officier supérieur, je ne savais pas si Latan allait venir à la négociation. De sa cabine de pilotage, il devait avoir visionné les images des caméras de sécurité du Soul et apercevoir Dole, quel était son nom déjà ? Ah oui Thomas. Peut être même que Latan Stocke s'était forgé une rapide opinion de Thomas Dole à travers ces quelques instants d'images volées. Il n'y avait qu'à l'entrée du SAS et dans certains couloirs. Je détestais la vidéosurveillance.


"Cela fait... dix ans qu'on aide à reconstruire, et que nous sommes plus ou moins au service de l'Alliance. Pour ma part, cela fait 22 ans que j'en suis plus ou moins proche. Tout cela pour dire que je ne vous vois pas comme la plupart de mes autres relations d'affaires. Cela va de soit pour nous de l'aider. En contre partie nous avions toujours eu un prix correct dans nos affaires avec l'Alliance. Il n'y a, je pense aucune raison que cette entente ne change avec votre arrivée. Et puis je pense que vous avez relevé le fait que nous ne faisons pas dans l'extraction minière pour nous enrichir. C'est une façon comme une autre de gagner notre vie décemment à bord de ce vaisseau. Enfin bon...


Voilà les statistiques de ces derniers années, avec l'expansion de nos contrats commerciaux et notre diversification dans l'extraction. Voilà quelques chiffres pour vous donner la mesure de notre activité, comparés à la moyenne des autres dans le milieu. Nous ne collaborons qu'exceptionnellement avec d'autres extracteurs, mais nous ne les considérons pas comme des concurrents. Nous avons une base solide d'acheteurs réguliers -dont l'Alliance fait partie- et la demande ne manque pas. Voilà d'ailleurs cette liste."


Je lâchais les commandes digitales pour me remettre de cette tirade de formalité. J'ai été plus agréable comme négociatrice... Peut être étais-je en train de faire une grosse connerie en me comportant ainsi, au gré de mes humeurs, mais ce défaut, trente quatre années de vie n'avaient pas réussi à le corriger, malgré la pratique martiale, malgré les batailles, les pertes, le Temps, je restais vulnérable à mes humeurs.


"Monsieur Dole, souhaitez-vous maintenant jeter un coup d'oeil à la cargaison, contrôler la façon dont on extrait le minerai ou un autre contrôle de qualité, quel qu'il soit ? D'ailleurs... vous voulez boire quelque chose ?"