Double D
Mira Nar'Tombay - Gabriel Allen
Dans le milieu, on appelait ça le SDR, littéralement la « surveillance détection route » et ça faisait maintenant deux heures trente que Gabriel devait le subir. Un processus long et précis auquel il fallait se plier pour sa propre sécurité, dès que la situation l’exigeait. Il était sorti de ses quartiers en catimini, sombrement et formellement vêtu, peu avant la tombée de la nuit sur Illium même si la nuit ne tombait jamais vraiment ici. Tant de logos lumineux, de lumières crues, de sources vacillantes qui émoustillaient les cerveaux saturés de centaines d’insectes. Grimpant lestement à l’arrière d’une navette à l’allure vieillotte, partiellement rouillée par endroit, il laissa le chauffeur suivre un itinéraire sans cesse différent, apparemment aléatoire, mais minutieusement planifié. Comme à l’accoutumée, Illium était une planète vivante et grouillante d’activités, mettant les sens à rude épreuve surtout lorsqu’il s’agissait d’être attentif à quelque chose en particulier. Le parcours était conçu pour forcer d’éventuelles « mouches » à se montrer. Il aimait les appeler comme ça, des mouches accrochées à leur hôte qu’elles suivaient bêtement et ça traduisait très bien ce qu’il pensait d’eux. Ennemis ou concurrents, organiser des filatures était monnaie courante et Gabriel ne le savait que trop bien. La nuit était maintenant tombée et la navette bifurqua dans une voie plus étroite et sombre. Ils n’avaient rien détecté de suspicieux, il était « noir ». Gabriel sauta de la voiture en marche alors que celle-ci continuait son trajet. Il se trouvait à environ deux cent cinquante mètres du bar dont il était question dans ce mystérieux message et le balet nocturne d’Illium se poursuivait sans tenir compte de lui.
Peut-être que toute cette opération se révélerait superflue, mais sous-estimer constituait une grave erreur que beaucoup avaient payée de leur vie. De plus, il était sensiblement probable que si problèmes il y aurait, ce serait au bar. Pourquoi donner une adresse sinon ? Mais, résigné, il enfonça ses mains dans ses profondes poches. Jamais de risques. Le courtier avait senti l’anguille sous roche dès la première lecture de l’écrit, reçu à peine quelques heures plus tôt. Cela faisait plusieurs mois qu’il n’avait pas été contacté par la ligne Dominion. Le Réseau et lui s’en étaient servis, à l’occasion d’un intérêt commun, pour rester en contact. Plus curieux encore était le message. Quiconque traitait avec lui via cette ligne savait qu’il n’effectuait plus de courses lui-même et ils faisaient habituellement affaire sur l’achat ou la vente d’informations et, plus rarement, sur la composition d’un groupe d’intervention sur Illium. Gabriel, plus connu sous le nom de Dogen, avait petit à petit acquis une réputation élogieuse sur la planète, par son intégrité et la qualité de son travail, malgré le mystère dans lequel il avait pris soin de s'enrouler. Et sa « toile », qui lui permettait une veille informative efficace, était très bien tissée ici. Le message faisait référence à son passé de coursier qui remontait à sa vie terrienne. Extrêmement curieux et terriblement dangereux. Si cette personne savait cela, que savait-elle d’autre ? Et si son but était de faire sortir Dogen de ses quartiers sécurisés, il avait gagné. Mais cette personne avait lancé quelque chose qu’elle ne maîtrisait plus.
Durant les heures qui suivirent la réception, le courtier mobilisa son réseau. Déjà au fait, il s’aperçut pourtant que le Courtier de l’Ombre se trouvait dans une bien mauvaise posture. Soit. Et ce bar ? Situé dans les bas-fonds, loin d’être reluisant, il put apprendre que le dirigeant était un Turien lunatique et cupide, que l’endroit avait été plusieurs fois condamné pour son insalubrité même si ces règles sont joyeusement ignorées et que 80 % de la clientèle avait un passé douteux. Deux heures avant le rendez-vous, il avait envoyé des hommes vérifier le lieu. Tout indiquait que c’était une mauvaise idée et qu’y aller était contraire à tous les principes de prudence que Gabriel appliquait normalement. Après réflexion, il conclut pourtant qu’une personne faisant référence à son passé constituait une menace bien plus importante sur le long terme. Toutefois, il n’irait pas là-bas aveuglément et sa sécurité serait quand même garantie. S’il se passait quelque chose, il avait juré que ce trou à rat deviendrait un tas de cendres fumantes.
Quelques minutes après être descendu de la voiture, il sortit de la ruelle et s’engagea dans le flot de la marche. Il tourna sur une rue perpendiculaire, éclairée par un néon grésillant et clignotant qui découpait des ombres mouvantes. L’air ambiant était chaud, rempli d’odeurs. Il prenait garde de regarder où il marchait, certains endroits étaient peu entretenus et constellés de nids-de-poule trompeurs. Puis, il continua son trajet vers la gauche et reconnut, un peu plus loin, la façade miteuse de l’établissement en question. Quelques péquenauds, déjà imbibés d’alcool, baragouinaient devant des videurs impassibles. Gabriel traversa rapidement la rue et présenta un faux papier d’identité à l’un d’eux. Ils s’échangèrent un regard bête et hochèrent la tête alors que le courtier poussait les doubles portes, déterminé. Le visage fermé, il jeta un œil transversal sur la salle avant de s’installer à une table un peu reculée. Gabriel savait que plusieurs de ses gardes se trouvaient ici et au premier abord, rien d’alarmant. Au centre, des danseuses Asaris exhibaient sensuellement leurs courbes devant le visage avide de quelques frustrés. À l’opposée de sa table se trouvait le bar. Deux humains, et trois turiens y étaient accoudés. Décidément, presque tout était tenu par les Asaris, l’argument vendeur par excellence. Gabriel ne pouvait démentir la beauté si caractéristique de cette espèce, mais s’il y a bien un domaine dans lequel il n’avait jamais trempé : c’était tout ce qui consistait à considérer des êtres conscients comme des objets.
D’un geste léger, il plaça méticuleusement un mouchoir rouge dans la poche pectorale de sa veste. Un signe qu’ils avaient pris pour se reconnaître. Ce serait déjà un premier test à partir duquel il pourrait réfléchir sur la suite.